Pourquoi La Thaïlande A Explosé?

Written by Andrew Marshall

Posted on 1 July 2010

Pourquoi La Thaïlande A Explosé?

From the French edition of GQ. English translation to follow.

Que se passe-t-il au « pays du sourire » ? Une crise politique déclenchée en 2006 fait basculer la Thaïlande dans le chaos et la violence. Pour comprendre ce qui a conduit cette puissance émergente au bord de la guerre civile, GQ a demandé au journaliste Andrew Marshall, fin connaisseur du pays, de nous raconter l’envers du décor. Pouvoir corrompu, armée toute-puissante, monarchie intouchable et inégalités croissantes: bienvenue au paradis perdu.

Photos by Agnès Dherbeys/VII Mentor

J’habite Bangkok depuis plus de dix ans, mais j’ai peu travaillé en Thaïlande. Peut-être parce que mon pays d’accueil satisfait tellement ses touristes et ses ressortissants étrangers qu’ils ne prennent jamais la peine de savoir ce que cache ce vernis. Jusqu’à peu, le pays me servait de base arrière, de filet de sécurité entre deux voyages vers des terres hostiles ou dévastées. Puis tout a changé. Cela fait cinq ans maintenant que j’échappe à des bombes et à des tirs à balles réelles en plein Bangkok. J’écris sur des événements sanglants, des fusillades, des attaques à la grenade et des escadrons de la mort. J’ai vu des milliers de soldats et de manifestants se battre dans les rues, valser quatre premiers ministres, et assez de cadavres pour peupler une vie de cauchemars. Comment en est-on arrivé là ?

Chaque nation se construit des mythes. La Thaïlande ne fait pas exception: les brochures touristiques la présentent comme « le pays du sourire ». Les Thaïs seraient un peuple amoureux de la paix, qui vivraient en harmonie, sans distinction de race, de religion ou d’opinion. Leur loyauté envers leur roi, leur pays et leur religion ne saurait faillir.

En réalité, la population thaïlandaise traverse une grave crise d’identité. Le peuple est divisé et se méfie des principales institutions – la monarchie, la bureaucratie et l’armée. Des décennies de croissance économique ont masqué ces fractures, mais il n’est aujourd’hui plus possible de les ignorer. La Thaïlande a cessé de croire à ses propres mensonges. Cette prise de conscience ne redessine pas seulement le paysage politique, mais toute la psyché nationale.

La Thaïlande mûrit… ou peut-être ne fait-elle que s’effondrer.

PREM, L’HOMME-CLÉ DU RÉGIME

En mars dernier, j’ai vu les Chemises Rouges (voir encadré) débarquer en ville en un flot ininterrompu de motos et de pick-up. Ils agitaient des drapeaux en souriant. Beaucoup ont rejoint la capitale en partant du cœur agricole du pays. Un manifestant portait une sculpture de bois d’un mètre de long, représentant un phallus. Le gland portait l’inscription « M-79 » – un fusil d’assaut américain.

« C’est pour Prem », disait-il avec un sourire narquois.

Pour comprendre la révolution en cours, il faut en effet s’attarder sur ce personnage: Prem Tinsulanonda. À 89 ans, il demeure le principal conseiller du très révéré – quoique gravement malade – roi de Thaïlande. Les Chemises Rouges détestent Prem car il fut le cerveau du coup d’État militaire de 2006 qui a renversé leur héros, le Premier ministre Thaksin Shinawatra. Élu triomphalement en 2001, cet ancien lieutenant de police ayant fait fortune dans les télécoms devient Premier ministre et prolonge son mandat par deux fois grâce à une série de mesures populistes: assurance sociale bon marché, prêts à taux zéro accordés aux villages pauvres, répression brutale du trafic de drogue.

Tout en pratiquant la corruption et l’abus de pouvoir. Les ennemis de Thaksin se sont choisi une autre couleur: le jaune, en soutien au roi. Le 19 septembre 2006 alors que les Chemises Jaunes royalistes manifestent, les tanks de l’armée cernent les bâtiments gouvernementaux. Thaksin, alors en déplacement à New York, est empêché de revenir. La Thaïlande vit son dix-huitième coup d’État depuis les années 30. Ces jours-là, je vis des Thaïs tendre des fleurs aux soldats, ou poser devant leurs tanks. Au pays du sourire, même le renversement d’un gouvernement élu démocratiquement est le prétexte de réjouissances.

Après quinze mois désastreux au pouvoir – leur responsabilité dans le krach boursier du 19 décembre 2006 est avérée –, les généraux se retirent et de nouvelles élections sont organisées. Quand le parti soutenant Thaksin remporte le scrutin, les Chemises Jaunes envahissent les bureaux du Premier ministre et les deux aéroports de Bangkok. Le gouvernement s’écroule et les Chemises Jaunes fêtent leur victoire.

DES REVENDICATIONS SOCIALES

Les années suivantes, les Chemises Rouges se remobilisent et finissent par envahir à leur tour les bureaux du nouveau Premier ministre en 2009. Avant d’en être expulsés dans le sang par les forces de l’ordre. Début 2010, ils retentent leur chance mieux organisés, et encore plus en colère. Leurs requêtes ? La dissolution du Parlement et une nouvelle élection.

Le Premier ministre décrète l’état d’urgence et se replie dans une base militaire au nord de Bangkok. Les Chemises Rouges se concentrent pendant des semaines dans Rajaprasong, un quartier d’hôtels et de boutiques de luxe de Bangkok. Devant le Four Seasons – où un salaire d’agriculteur ne suffirait pas à payer une nuit – les grooms observent les rebelles se reposer sur des tapis de paille déroulés à même la chaussée. On étend le linge face aux boutiques Prada et Gucci. Les toilettes en préfabriqué fermentent avec la chaleur.

Toutes les routes reliées au site sont bloquées par des barricades de pneus et de bambous taillés en biseau et imbibés d’essence. Des gardes, souvent d’anciens soldats, se relaient pour les rondes; ils ne sourient que rarement. « Nous représentons les Thaïs ordinaires, ceux des classes laborieuses », déclare Weng Tojirakam, un leader du mouvement. « Nous sommes les gens qui construisent les immeubles et les routes, qui font pousser la nourriture et qui balaient les rues de ce pays, nous sommes la colonne vertébrale de la société thaïe. » Leur ennemi: l’« amat », l’élite thaïe.

Leurs griefs sont surtout économiques. « J’avais un bon boulot avant, me dit Prapas, un chauffeur de limousine de 55 ans. Et puis l’armée est arrivée. » Avec la stagnation économique, Prapas a perdu son travail. Sanit, 40 ans, a elle été obligée de vendre sa ferme porcine. « Et maintenant, je n’ai plus d’argent, alors que je n’ai jamais été endettée. » Tous deux souhaitent le retour de Thaksin.

UN PAYS FANTASMÉ PAR LA CENSURE

Pour d’autres, la bataille est plus idéologique. « Je ne fais pas tout ça pour Thaksin », m’affirme un garde de 48 ans dont le nom de guerre est Fats Ekkamai. « Je fais ça pour la démocratie. » Pour Fats, qui a mené une troupe de 500 soldats en partance de l’Isar, au nord-est du pays, la Thaïlande reste une dictature militaire. « Les militaires obéissent aux élites. Tout passe par Prem. Mais ce pays ne lui appartient pas, il appartient au peuple. »

Il est tentant de ne voir en ce conflit que l’opposition des villes et des campagnes – les riches contre les pauvres, les éduqués contre les illettrés, les bureaucrates contre les éleveurs de cochons. Mais ce serait trop simpliste. « Il s’agit d’un choc qui a lieu à plusieurs niveaux », explique Kong Rithdee, journaliste au Bangkok Post. « C’est une lutte complexe entre différentes conceptions du progrès dans ce pays. C’est pour ça que la situation est si compliquée. »

J’ai rencontré Rithdee pour parler cinéma. Les frustrations exprimées dans les films thaïs progressistes en disent beaucoup sur les institutions du pays, et sur les tabous qui les protègent. Pas besoin d’élever des cochons pour détester l’establishment thaïlandais. Le nez aquilin et le crâne surmonté d’une belle tignasse, Rithdee, 38 ans, explique les aides refusées par l’État, la censure et ce que l’art doit être.

« L’art, pour la plupart des Thaïs, c’est la beauté, l’ornement, la décoration. Cela ne doit avoir aucune fonction critique. » Au cinéma, cette position a créé un écart aussi vaste qu’absurde entre la vraie vie et celle que les Thaïs voient sur grand écran. La police thaïe est corrompue et incompétente – et donc détestée. Elle commet bien plus de crimes qu’elle ne semble jamais en résoudre. Mais au cinéma, les policiers sont représentés comme des gens honnêtes, aimables et beaux. Pourquoi ça ? Parce que jusqu’à peu, la police elle-même censurait les films.

Autre exemple. Les scandales impliquant des bonzes thaïs sont fréquents. Le responsable d’un temple a ainsi été récemment arrêté pour avoir violé des enfants, avant de les louer à des pédophiles étrangers. Les autorités cléricales n’ont pas réagi et aucun film n’a le droit d’y faire allusion. À vrai dire, aucun film ne peut montrer un moine agissant de manière « inappropriée ». Dans son film de 2007, Syndromes And A Century, Apichatpong Weerasethakul filme des moines jouant avec un jouet radiocommandé. Apitchapong ayant refusé de couper la scène, le film n’a pas pu sortir en Thaïlande.

Les réalisateurs restent également peu diserts sur une institution historiquement prééminente: l’armée. Les soldats sont eux aussi décrits comme des personnages admirables dans les films. Pourtant en Thaïlande, tout le monde se méfie des militaires. Notamment parce qu’en 1976 et 1992, des centaines d’opposants ont été tués par l’armée.

L’IMAGE BROUILLÉE DE LA MONARCHIE

Aujourd’hui, touristes et médias ignorent le plus souvent qu’à quelques centaines de Phuket, la répression de la rébellion des musulmans de langue malaise a fait plus de 4000 morts depuis 2004. « Les soldats sont aussi incompétents et corrompus que les politiciens », m’apprend Sunai Phasuk, un chercheur travaillant pour l’ONG Human Rights Watch. « Mais à l’inverse des politiciens, on ne peut ni voter contre eux ni les critiquer dans les médias. »

Actuellement, entre la guerre civile au sud et les manifestations à Bangkok, la mission prioritaire de l’armée consiste en fait à protéger la Thaïlande de ses propres citoyens. Pour lutter contre les seules Chemises Rouges, 65 000 soldats sont mobilisés. Il faut préciser que le pouvoir appellent « la plus haute institution », la monarchie. Dites une seule chose de mal au sujet du roi, et vous pouvez vous retrouver en prison.

Le roi Bhumibol Adulyadej, 82 ans, règne sur la Thaïlande depuis soixante-quatre ans – record mondial. De nombreux Thaïs le vénèrent comme un dieu. Mais ces derniers temps, Dieu n’est pas en forme: Bhumibol est hospitalisé depuis septembre dernier. Pour les centaines de citoyens qui prient devant sa chambre, la santédu roi et celle du pays sont étroitement liées. « Le roi aime son peuple comme ses propres enfants, m’avance Wandee, une enseignante, mais ses enfants sont malades depuis bien longtemps. »

Si, en 1992, après le dernier coup d’État, Bhumibol était intervenu pour faire cesser les affrontements, aujourd’hui, il apparaît trop affaibli et le palais trop compromis politiquement après avoir soutenu implicitement le renversement de Thaksin. Le roi doit en outre régler le problème de sa succession. Son héritier naturel, le prince couronné Vajiralongkorn, est moins populaire que lui.

Une série de lois draconiennes de lèse-majesté protège désormais la monarchie de la critique. L’an dernier, une femme a été condamnée à dix-huit ans de prison pour avoir insulté la famille royale. En 2007, YouTube a été bloqué par l’État à la suite de la diffusion de vidéos injurieuses à l’égard de Bhumibol, et la page Wikipédia consacrée au roi est verrouillée. Comme en Syrie, en Arabie Saoudite ou en Iran.

Les Thaïs peuvent se passer de quelques vidéos sur YouTube. Mais ils ne pourront jamais régler leurs problèmes sans se parler. Las, les lieux de dialogue ont disparu. Le Parlement ne fonctionne plus depuis que des bandes armées en ont forcé les portes par deux fois. Craignant pour leur vie, les députés refusent de siéger. Toutes les chaînes de télévision sont contrôlées par le gouvernement ou les militaires. Reste donc Internet. Mais depuis que les Chemises Rouges ont investi Bangkok en mars, la censure a bloqué ou fermé des centaines de sites politiques « séditieux ». Et la campagne contre les crimes de lèse-majesté a été intensifiée grâce à une nouvelle loi sur le « cybercrime ». Résultat: le débat public est étouffé au moment même où il avait le plus besoin d’exister.

LA FIN D’UN CONTE DE FÉE

Aujourd’hui, j’ai rendez-vous sur Silom Road, près du foyer de protestation de Rajaprasong. Chiranuch n’a pas l’air dangereuse. Cette petite femme de 43 ans dirige un site d’informations indépendant. Elle est aussi une des premières à tomber sous le joug de la loi sur le cybercrime pour ne pas avoir retiré une remarque d’un internaute, désobligeante pour la reine Sirikit. Le site a été fermé et elle encourt jusqu’à cinquante ans de prison. « Le principe d’Internet, c’est l’ouverture d’esprit, observe Chiranuch. C’est ce dont ont besoin les démocraties. Mais ici, Internet est devenu un champ de bataille. Le pays doit reconnaître qu’il n’est pas une véritable démocratie, et qu’on ne peut pas y parler librement de tous les sujets. »

La Thaïlande est-elle en train de mûrir ou de s’effondrer ? À la mi-mai, l’armée a frappé le site de Rajaprasong après une semaine de combats qui ont fait près de 50 morts. Au moment où j’écris ces lignes, les Rouges rentrent chez eux. La rumeur parle d’un nouveau coup d’État, voire d’une guerre civile. Le cycle des violences n’est pas terminé. Reste que les vieux stéréotypes liés aux Thaïlandais – des gens simples, dociles – sont définitivement brisés. Comme le dit Chiranuch: « Nous sommes sortis du conte de fées. »

See Agnes Dherbeys’ images of the Red Shirt protests

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